L’IA européenne :
Entre Erreurs Stratégiques et Echec Annoncé ?

Par Alain Tanugi, Mentor de Dirigeants

31 janvier 2025

 

J’ai été particulièrement interpellé par l’entretien que Jean Tirole, Prix Nobel d’Économie, a récemment accordé au magazine Le Point. Ses réflexions sur l’avenir technologique de l’Europe m’ont incité à tenter d’analyser les erreurs stratégiques et l’échec des stratégies technologiques européennes en matière d’IA, car elles me semblent révélatrices d’un problème plus profond.

 

  1. La Double Impasse

L’Europe se trouve aujourd’hui confrontée à une double impasse stratégique qui menace son avenir technologique. D’un côté, elle s’est enfermée dans des choix industriels traditionnels qui la fragilisent, et de l’autre, ses tentatives de différenciation dans les nouveaux domaines technologiques se heurtent à des contradictions fondamentales.

La concentration de 50% de la R&D européenne dans l’automobile illustre parfaitement cette impasse. Ce choix, qui pouvait sembler prudent il y a quelques années, expose aujourd’hui l’Europe à un risque majeur. Le secteur automobile subit une triple disruption : la domination chinoise dans l’électrique, l’avance technologique de Tesla dans les véhicules connectés et la transformation radicale de la mobilité par l’IA. En concentrant ses ressources sur ce secteur en pleine mutation, l’Europe risque de tout perdre sans avoir développé les compétences nécessaires dans les technologies qui façonnent l’avenir.

  1. La Crise du Financement de l’Innovation

Le déséquilibre chronique dans l’allocation des ressources révèle l’ampleur du défi européen en matière d’innovation. La comparaison avec les États-Unis est particulièrement édifiante : quand les ‘’National Institutes of Health’’ américains investissent à eux seuls 48 milliards de dollars annuellement dans la seule recherche médicale, le programme Horizon Europe ne dispose que de 11 milliards d’euros par an pour l’ensemble de la recherche et innovation européenne. Ce fossé dans les moyens déployés illustre l’écart croissant entre les ambitions affichées et la réalité des investissements.

Dans ce contexte, je trouve particulièrement révélatrice l’histoire d’Aleph Alpha en 2023-2024. En octobre 2023, l’entreprise annonce une levée de fonds de 460 millions d’euros, célébrée en grande pompe avec la présence des plus hauts responsables politiques allemands. Cette annonce, présentée comme la démonstration de la capacité européenne à rivaliser dans la course mondiale à l’IA, cache pourtant une réalité bien plus modeste : sur les 460 millions annoncés, seuls 110 millions représentent des capitaux réels immédiatement disponibles. Le reste se compose de montages financiers complexes, notamment une bourse de recherche étalée sur dix ans et des promesses d’achat. À mes yeux, cela révèle les limites profondes des mécanismes de financement traditionnels européens*.

Les limites du financement européen vont bien au-delà d’une simple question de volume. Comme le souligne le grand économiste Philippe Aghion, dont je suis avec grand intérêt les cours au Collège de France, l’absence d’un équivalent européen à la DARPA américaine (Defense Advanced Research Projects Agency) illustre parfaitement ces carences structurelles. La DARPA, avec son budget annuel de plusieurs milliards de dollars, sa capacité à financer des projets risqués sur le long terme et son modèle de gestion agile, a joué un rôle crucial dans l’émergence de nombreuses technologies révolutionnaires, d’Internet à l’IA. Son mode de fonctionnement unique, combinant une vision stratégique claire, une capacité à prendre des risques importants et une gouvernance scientifique plutôt que bureaucratique, manque cruellement en Europe.

*Sur Aleph Alpha voir sur mon blog www.alain-tanugi.com/blog-2/, l’article (2mn de lecture) que je lui ai consacré, il y a quelques mois.

  1. Les Limites d’une Stratégie de Différenciation Ethique

L’histoire d’Aleph Alpha révèle les contradictions de la stratégie de différenciation européenne dans les nouvelles technologies. Face à l’impossibilité de concurrencer frontalement les géants américains et chinois, cette entreprise allemande s’est repliée sur un positionnement typiquement européen : la promotion des valeurs éthiques et de la transparence. Son pivot vers un « système d’exploitation pour l’IA générative » et la publication en open source de son modèle Pharia illustrent cette approche.

Cependant, cette stratégie se heurte à une réalité de marché implacable : les clients recherchent avant tout la performance et l’efficacité. Le chiffre d’affaires modeste visé par Aleph Alpha [20 millions d’euros annoncés en prévisions 2023 & 70 millions espérés en  2025] témoigne des limites de ce positionnement. La critique de son fondateur, Jonas Andrulis, envers l’impitoyabilité des géants américains qui « violent les lois dès que c’est la meilleure décision stratégique », révèle involontairement le paradoxe européen : ‘’une approche éthique louable mais commercialement naïve ‘’.

 

  1. Un Nouveau Séisme : L’Irruption de DeepSeek

Alors que l’Europe peine à imposer ses propres champions et que ses scale-ups les plus prometteuses dépendent largement de capitaux et d’infrastructures américaines, un autre événement majeur vient bouleverser l’équilibre du marché mondial de l’IA.

En janvier 2025, DeepSeek, un nouvel acteur chinois, surgit avec une puissance de calcul et des coûts défiant toute concurrence. L’Europe, déjà en difficulté pour suivre le rythme des innovations américaines, se retrouve face à un double défi : non seulement elle doit rattraper son retard sur des modèles comme ceux d’OpenAI et d’Anthropic, mais elle doit désormais composer avec une IA chinoise ultra-compétitive, aux paramètres de coût inégalés.

De sérieuses questions se posent quant à la gouvernance, la transparence et l’éthique des modèles de DeepSeek, mais une chose me semble claire : son arrivée accélère la pression sur les acteurs européens, qui doivent désormais trancher entre adaptation rapide ou marginalisation définitive.

 

  1. Mistral AI : Une Trajectoire Divergente

Face à cette nouvelle donne, la trajectoire de Mistral AI, créée en mai 2023 par trois chercheurs français issus de Meta et Google, mérite une attention particulière. En l’espace de douze mois, cette start-up réussit l’exploit de lever près d’un milliard d’euros, avec deux tours de financement majeurs : 385 millions fin 2023, puis 600 millions mi-2024, portant sa valorisation à près de 6 milliards d’euros. Cette réussite spectaculaire, fondée sur des investissements privés internationaux incluant Microsoft et Nvidia, plutôt que sur des montages financiers complexes, illustre une approche radicalement différente du modèle traditionnel européen.

La stratégie de Mistral face à l’offensive chinoise est particulièrement révélatrice. Le 30 janvier 2025, l’entreprise lance Small 3, un modèle de langage open source de 24 milliards de paramètres. Ce choix technique est significatif : plutôt que de se lancer dans une course aux grands modèles, Mistral privilégie l’efficience et l’accessibilité. Small 3, optimisé pour fonctionner sur des machines standard, rivalise avec des modèles bien plus imposants comme Llama 3.3 70B de Meta. Cette approche pragmatique – développer des modèles plus légers mais hautement performants – démontre la capacité de l’entreprise à réagir rapidement aux évolutions du marché, sans s’embarrasser des considérations de souveraineté technologique européenne.

Cette agilité stratégique a cependant un prix. Bien que présentée comme un champion français, Mistral illustre plutôt l’émergence d’un nouveau modèle d’entreprise technologique qui, bien que d’origine européenne, s’éloigne rapidement de son ancrage initial. Avec des financements majeurs de Microsoft et Nvidia, et une dépendance aux infrastructures américaines, Mistral n’est plus véritablement une entreprise européenne, mais plutôt une start-up internationale au capital et à la gouvernance largement influencés par les intérêts américains.

Cette trajectoire pose une question fondamentale pour l’avenir de l’innovation en Europe : est-il encore pertinent de chercher une voie purement européenne dans des domaines comme l’IA ? Si l’exemple de Mistral prouve qu’une entreprise peut émerger du terreau européen, il démontre aussi que sa croissance nécessite une internationalisation rapide et une intégration dans les réseaux technologiques et financiers américains. L’écart croissant avec les investissements américains et chinois suggère que l’Europe devrait peut-être repenser fondamentalement sa stratégie, en abandonnant l’illusion d’une souveraineté technologique totale au profit d’une approche plus pragmatique d’intégration dans les écosystèmes dominants.

 

  1. L’AI Act : Arme à Double Tranchant

Il me semble que l’AI Act européen, qui entrera en vigueur en 2026, cristallise les ambivalences de l’approche européenne. Si cette réglementation établit un cadre éthique nécessaire, elle illustre aussi notre difficulté à trouver le juste équilibre entre protection et innovation.

Le cas de Mistral AI me semble particulièrement révélateur de ce dilemme. Comment une entreprise peut-elle respecter des contraintes réglementaires strictes tout en rivalisant avec des concurrents qui opèrent dans des environnements beaucoup plus souples ? Je crains que ce cadre réglementaire, aussi nécessaire soit-il, ne devienne un frein majeur à notre compétitivité.

Cette situation devient d’autant plus critique face à l’accélération du marché mondial. Quand je vois la rapidité avec laquelle DeepSeek en Chine ou de nouvelles versions de GPT aux États-Unis sont déployées, je mesure le risque que notre prudence réglementaire ne se transforme en handicap structurel. L’enjeu est désormais de trouver un équilibre qui protège nos valeurs sans entraver notre capacité d’innovation.

 

  1. La Nécessité d’une Transformation Radicale et Rapide

Face à ces défis, l’Europe doit engager une transformation beaucoup plus profonde que le simple ajustement de ses politiques actuelles. Cette transformation doit s’articuler autour de deux axes fondamentaux.

Le financement de l’innovation doit être repensé en profondeur. Quand OpenAI perd 5 milliards de dollars par an et que l’entreprise xAI d’Elon Musk lève des montants dix fois supérieurs à ceux de Mistral AI, il devient évident que l’Europe doit inventer de nouveaux mécanismes de financement à la hauteur des enjeux.

La gouvernance de l’innovation doit être révolutionnée. L’absorption des équipes d’Inflexion AI, Adept AI et Character AI par les géants américains montre que même aux États-Unis, les start-ups indépendantes peinent à survivre. L’Europe doit donc créer un environnement qui permette non seulement l’émergence mais aussi la pérennité de ses champions technologiques.

  1. Les Options Stratégiques pour l’Europe : la Voie Hybride

Pour sortir de cette impasse, l’Europe dispose de trois options principales, qui pourraient converger vers une stratégie hybride :

La « stratégie de l’alliance » (« If you can’t beat them, join them ») accepte la domination américaine et chinoise dans l’IA généraliste pour développer des applications spécialisées européennes sur leurs modèles de base. Une approche pragmatique mais qui comporte des risques de dépendance technologique.

La spécialisation dans des niches d’excellence ciblerait des segments spécifiques comme l’IA industrielle ou médicale, domaines où l’Europe dispose déjà d’atouts. Mais l’histoire montre que les positions de niche résistent rarement face aux géants du secteur.

La voie réglementaire s’appuierait sur les standards éthiques et la certification européenne comme leviers d’innovation. Une approche ambitieuse [trop à mes yeux] qui pourrait néanmoins créer un environnement favorable à l’émergence d’acteurs européens innovants.

Face aux limites de chacune de ces approches prises isolément, je suis convaincu qu’une combinaison intelligente de ces trois voies représenterait la solution la plus prometteuse. Cette stratégie hybride s’articulerait autour de trois dimensions complémentaires :

  • Développer des partenariats stratégiques avec les géants américains pour l’accès aux modèles de base, tout en gardant la maîtrise des applications critiques
  • Concentrer nos investissements sur les domaines d’excellence européens, particulièrement l’IA industrielle et médicale
  • Transformer notre expertise réglementaire en avantage compétitif pour créer des solutions d’IA de confiance

La mise en œuvre de cette approche nécessiterait une transformation profonde de notre gouvernance pour la rendre plus agile, associée à un changement culturel majeur dans notre rapport au risque.

  1. Course Mondiale à l’Intelligence Artificielle : Stratégies des Acteurs Émergents

Pour mieux comprendre les options qui s’offrent à l’Europe, voici comment d’autres pays négocient leur place dans la course mondiale à l’IA, entre performance, éthique et stratégie nationale. Chacun invente sa propre voie d’adaptation.

  • Australie IA appliquée principalement aux technologies minières et environnementales. Financement dépendant des investissements étrangers. Approche réglementaire conservatrice, avec des applications technologiques ciblées.
  • Canada Clusters d’IA à Montréal et Toronto, leaders mondiaux en intelligence artificielle. Financement public-privé, forte collaboration universitaire. Approche éthique progressive, avec un accent sur l’inclusion et la responsabilité algorithmique.
  • Corée du Sud Investissements massifs dans l’IA industrielle et les biotechnologies. Financement étatique stratégique, avec des champions nationaux comme Samsung développant des solutions d’IA. Approche utilitariste privilégiant la performance technologique.
  • Inde Plateforme de développement logiciel et services d’IA à bas coût. Talents en informatique transformés en solutions d’IA pour les multinationales. Financement privé et international, avec des standards éthiques émergents mais peu contraignants.
  • Israël Leader mondial en cybersécurité et IA de défense. Financement hyper-dynamique via des fonds gouvernementaux et internationaux [provenant largement des USA]. Technologies de renseignement et de sécurité comme fer de lance, avec une éthique flexible centrée sur la souveraineté nationale.
  • Singapour Hub asiatique de l’IA, combinant attraction des multinationales et investissements publics ciblés. Réglementation précise favorisant l’innovation tout en maintenant un contrôle éthique strict. Focus sur l’IA médicale et les technologies de gouvernance.
  • Royaume-Uni Repositionnement post-Brexit sur l’IA et la cybersécurité. DeepMind comme fleuron technologique. Financements internationaux dynamiques, cherchant un équilibre entre flexibilité réglementaire et considérations éthiques.
  1. L’Urgence d’un Choix Clair

On ne peut plus se permettre l’ambiguïté stratégique qui a caractérisé l’approche européenne jusqu’à présent. L’émergence d’acteurs comme DeepSeek – et ce ne sera pas le dernier à surgir –  bouleverse les équilibres économiques de l’IA et rend urgent le besoin d’une stratégie claire et réaliste.

L’Europe doit maintenant mettre en œuvre une stratégie hybride combinant intelligemment l’intégration aux écosystèmes dominants et le développement d’excellences spécifiques. Cette approche réaliste lui permettrait de préserver une certaine autonomie tout en s’intégrant efficacement dans la dynamique mondiale de l’IA.

Elle devrait agir sans tarder, mais en aura-t-elle la capacité pour éviter une marginalisation technologique irréversible ? Le véritable défi est de transformer ses valeurs, souvent perçues comme des freins, en atouts stratégiques. Cela exige une vision claire, une exécution déterminée, un sens de l’urgence et une mobilisation sans précédent des ressources européennes.

Pour éviter la « lente agonie » -un scénario qui pourrait devenir irréversible et sur lequel nous met en garde Mario Draghi dans son remarquable rapport-, je suis convaincu que le statu quo n’est plus une option. Mais l’Europe saura-t-elle opter pour une stratégie à la fois réaliste et suffisamment ambitieuse pour assurer sa place dans le paysage mondial de l’IA ? On peut sérieusement en douter… mais il faut l’espérer.